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Ma grand-maman à moi
Ma grand-maman n’était pas vraiment ma grand-maman. Elle n’était pas la mère de maman, mais elle est la seule que j’ai connue, car ma grand-mère biologique est morte à 33 ans, après avoir eu huit enfants et quelques fausses couches…
Grand-maman Juliette est arrivée dans la vie de mon grand-père alors qu’elle avait 35 ans et lui 44. Elle a pris en charge la grande famille de son mari, mais compte tenu de sa personnalité très affirmée, cela ne s’est pas fait sans quelques mises au point de sa part.
Pour illustrer la force de caractère de cette femme mariée en 1930, elle a tout d’abord spécifié à son futur que les enfants ne devaient plus être habillés de noir et qu’il devait acheter des tenues plus adéquates ! Puis, elle lui a dit qu’elle acceptait de l’épouser et de s’occuper de son foyer à la condition expresse d’avoir de l’aide à la maison, car elle n’aimait pas beaucoup cuisiner. Cela a été fait et Rosa, qui faisait déjà partie de la maisonnée, a joué ce rôle important pendant toute sa vie. Membre à part entière de la famille, elle est restée aux côtés de grand-maman jusqu’à son décès.
Avant cela, Juliette avait vécu quelques années dans un couvent, mais avait découvert qu’elle n’avait pas la « vocation ». Elle était partie, avisant la sœur supérieure de sa décision avec un aplomb plutôt rare à l’époque, vous en conviendrez !
Lorsque mes grands-parents venaient manger à la maison, grand-papa avait toujours le don de comparer la cuisine de maman à celle qu’il recevait chez lui. Les soupes étaient meilleures chez nous, le bœuf plus goûteux, les tomates plus rouges… Juliette l’écoutait sans broncher puisqu’en réalité, c’est à Rosa que revenait la charge de nourrir tout le monde. Grand-maman l’aidait certes, mais elle était par ailleurs déjà fort occupée par bien d’autres tâches, dont le soin des trois enfants qu’elle a eus elle-même et des pensionnaires qui habitaient avec eux.
Elle participait également à l’administration du commerce de fourrures que mon grand-père tenait depuis plusieurs années. Et elle gérait aussi sa tendance un peu coquine à avoir les mains légèrement baladeuses, lorsqu’il s’agissait d’ajuster les manteaux…
En fait, sous des dehors bien conformes aux normes de l’époque, c’était une maîtresse femme qui menait sa barque à sa guise.
Plus vieille et devenue veuve, elle visitait souvent mes parents pendant les fins de semaine et j’ai eu l’occasion de mieux la connaître et d’admirer son autonomie assez spectaculaire. À 88 ans, elle partait encore de son centre d’hébergement de Giffard pour se rendre en autobus sur la rue Saint-Jean. Et chez Kresge, un magasin 5-10-15 (l’ancêtre des Dollarama), elle prenait une collation (certainement sucrée) au comptoir et s’achetait ensuite quelques petits bijoux de pacotille, dont elle raffolait.
Elle a accepté facilement mon divorce et celui de ma sœur et ne nous a jamais fait de remarques à ce sujet. Plus tard, j’allais la visiter à sa résidence avec mes enfants et elle nous accueillait avec bonheur.
Je l’ai toujours respectée pour son aplomb, son esprit de décision et la liberté qu’elle a manifestée en menant sa vie comme elle la voulait.
Juliette, je garde un souvenir très vif de tes dernières heures, alors que nous avons échangé de longs regards d’amour, puisque tu ne pouvais plus parler. N’empêche, tout est passé dans nos yeux !
Une grand-maman, ça ne s’oublie pas !